La quiétude de Christine Phung surprend. Inscrite pour la première fois au calendrier officiel du prêt-à-porter parisien (le 24 septembre dernier), c’est avec une extrême courtoisie et une parole paisible qu’elle nous reçoit dans son atelier de la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Née à Levallois en 1978, cette franco-cambodgienne se dit obsédée par « l’identité, la peau, l’architecture du corps, la narration, le mouvement », et propose, depuis 2011, des silhouettes chamarrées et raffinées : une conception particulièrement rafraîchissante de la légèreté, sans recours à l’épure. Quand on défile sur le rooftop des Galeries Lafayette, on repense à ses débuts ? Oui, surtout que par dépit, je m’étais détournée de la mode à 9 ans, ma tante, qui sortait de l’école Duperré, m’avait dit qu’il n’y avait pas de débouchés. A 18 ans, passionnée de peinture à l’huile, j’ai fait les Beaux-Arts de Rueil-Malmaison. Ça m’a permis de toucher à la peinture, mais aussi à la photographie, la vidéo, la sculpture et un peu l’architecture. J’ai ressenti le besoin de faire de l’art appliqué « à la vie », à la réalité, à l’industrie. Le stylisme, mêlant volume, textile, design, graphisme et espace, me permettait de continuer toutes ces choses passionnantes. J’ai été prise à Duperré. C’est seulement là que je me suis souvenue que c’était mon rêve initial ! Tu as enchaîné avec l’Institut français de la mode, pourquoi ? L’IFM m’a paru indispensable pour savoir calculer des business plans , comprendre le langage des managers, être en rapport avec des marchés, des cibles, etc. Là, je me suis rendue compte qu’il fallait attendre quelques années pour lancer ma marque. Le métier est extrêmement complexe, énergivore, onéreux et assez mystérieux dans l’alchimie qu’il nécessite. Alors tu as fait tes griffes chez d’autres pendant huit ans… Je voulais comprendre l’organisation des grandes maisons. J’ai commencé par des stages chez Kenzo, Sonia Rykiel, puis Jean Paul Gaultier. Après l’IFM, Christophe Lemaire m’a embauchée. S’en est suivie une expérience atypique de deux ans dans le sportswear homme avec Homecore. Puis retour à la mode chez Chloé, Vanessa Bruno, Dior, pour la ligne enfant, Lacoste. J’ai gardé de ces expériences le goût des mélanges, j’aime hybrider les esthétiques couture et sport, j’ai aussi découvert la possibilité de faire le grand écart mental pour plusieurs clients en même temps, une souplesse, de l’adaptation, le créatif tout terrain. Difficile, les débuts seule ? Le premier problème est d’avoir des boutiques qui passent vraiment commande et qui paient. Le second est d’assurer la gestion quotidienne d’une entreprise : l’administration, le financement, le management, la prospection, les factures, le contrôle de production, tout en gardant du temps et de la liberté pour la création – c’est schizophrénique et bicéphale ! Mais il offre la possibilité d’être un chef d’orchestre, c’est d’une grande polyvalence, c’est intense ! Comment est née ta première collection, L ight Diffraction ? J’avais peaufiné ma méthodologie de travail, j’avais un petit réseau, quelques économies, donc, en 2011, je me suis dit : je saute ! Je me suis inspirée de la diffraction de la lumière, en imaginant l’histoire d’une fille tombée au fond d’une mine de diamants rouges, cette couleur ambivalente liée à Eros et Thanatos, symbole d’amour et de sang, de mort et de vie, de renouveau, de révolution. J’aimais l’idée de fragmentation et de reconstitution, du prisme déformant et diffractant la lumière en multiples éclats colorés. J’ai travaillé avec des tissus plissés très graphiques et créé un imprimé « fractal ». Tu as remporté le Grand Prix de la Création de la ville de Paris en 2011, celui des Premières Collections de l’ANDAM en juillet dernier. Ça booste ? Je me sers de chaque concours comme d’un prétexte pour créer, pour me concentrer, rassembler les forces et fédérer, structurer les intervenants autour d’un objectif hyper clair avec une deadline . Puis, en milieu de processus, quand les choses sont bien construites, je fais exploser le cadre, j’essaie de le dépasser, de le transcender, l’énergie canalisée me permet ainsi d’aller beaucoup plus loin. Quelles expériences t’influencent ? Les photos mentales de lumières, d’odeurs, de formes et de textures de mes voyages. New York m’a frappée par son énergie que je ressentais tellement, que je faisais des insomnies ; Tokyo m’a déboussolée, je m’y sentais analphabète ; Siem Reap [Cambodge] m’a bouleversée avec la jungle qui reprend le dessus sur l’architecture, la moiteur, la douceur, la violence et la beauté. Beaucoup d’œuvres m’inspirent : la sculpture contemporaine d’Anish Kapoor, Xavier Veilhan, Antony Gormley, la lumière des artistes Olafur Eliason, de James Turrell, l’esthétique atypique des architectes Zaha Hadid, Daniel Libeskind, les photographies libres et oniriques de Ryan Mcginley et au cinéma, la nouvelle vague pour son humour, et David Lynch pour son univers mental sensuel. Tu mélanges techniques artisanales anciennes et nouvelles technologies… J’aime revisiter le plissé, le patchwork, la broderie, la dentelle et les décaler, que ce soit par des graphismes très modernes, par des couleurs, ou bien des proportions inattendues. Je travaille avec le designer textile Tzuri Gueta [Israélien dépositaire du brevet de la dentelle siliconée, Grand Prix de la Création de Paris 2009] ou le plisseur traditionnel Monsieur Lognon, dont l’atelier existait déjà sous Napoléon III. Tu as créé tes deux premières collections dans un hôpital psychiatrique ! Oui, mon oncle, psychiatre à Phnom Penh, m’a aidé à mettre sur pieds un mini atelier de couture dans son hôpital. Nous avions transformé une chambre en atelier. J’y ai produit des micro-séries de robes et tops en soie, avec des femmes du quartier. Au bout du compte, j’ai constaté mon épuisement à contrôler la qualité, la barrière de la langue, le problème de la distance et de l’approvisionnement. Je conserve là-bas la broderie à la perle, le reste est rapatrié in France .